L’histoire de l’abbaye de Granselve.
Les origines.
C’est en 1114 sous le règne du roi Louis VI dit Le Gros, que Géraud de Sales, infatigable prédicateur itinérant installa quelques moines dans le vallon de la Nadesse et leur imposa la règle de saint Benoît. Il plaça ce nouvel ermitage sous l’autorité de l’une de ses propres fondations : Cadouin, en Périgord.
En 1117 eut lieu la reconnaissance de Grandselve par Amelius, l’évêque de Toulouse, dans le diocèse duquel elle était située. Amelius autorisa Géraud de Sales et ses moines de construire une église en l’honneur de Dieu, de la Vierge et de sainte Marie-Madeleine ainsi que des maisons pour leur habitation. Il exigea de leur part l’observance de la Règle de saint Benoît à la manière des religieux de Cîteaux et leur céda les terres qui dépendaient de son évêché. Il leur confirma la propriété des biens reçus ou à recevoir et les exempta de la dîme des terres acquises.
Très tôt, Grandselve tenta de se détacher de la tutelle de Cadouin, à tel point, qu’en 1135 l’évêque Amelius, à la demande du pape Innocent II, dut exiger des moines qu’ils respectent l’obéissance requise.
Toutefois l’affiliation à l’ordre de Cîteaux, en pleine expansion, n’allait pas tarder à devenir effective. C’est à l’abbé Bertrand I qu’échut en 1145 l’intégration de Grandselve à la famille cistercienne. Il se rendit à Clairvaux, rencontra Saint Bernard et lui fit don de son monastère.
L’expansion et la puissance.
Il est possible de penser que l’affiliation de Grandselve à Cîteaux eut à l’époque un retentissement considérable. Elle put jouir dès lors, des privilèges accordés par les papes à cet Ordre. Ainsi elle reçut, à partir de ce moment là, de nombreuses donations de toutes les couches de la population : seigneurs, bourgeois et gens de conditions beaucoup plus modestes. Elle devint une des abbayes les plus florissantes et célèbres du midi; son rayonnement dépassant largement les frontières du pays.
Le modeste ermitage des débuts se transforma rapidement en un vaste monastère doté notamment d’une église aux dimensions considérables. Cet édifice de plus de cent mètres de long sur vingt de large fut probablement commencé à la fin du XIIème siècle. Son aménagement intérieur se poursuivit jusqu’à la fin du XIIIème. Sa dédicace eut lieu le 30 avril 1253 en présence de plusieurs évêques et abbés.
Les abbés des XIIème et XIIIème siècles furent de grands moines et de grands politiques, ils surent être d’excellents administrateurs, ils reçurent de nombreuses donations (terres, fermes, exemptions de paiement de droits divers) qui contribuèrent à la constitution et à l’accroissement du temporel. Tout ce qui pouvait être défriché fut mis en culture. Des moulins furent établis sur les rivières, des tuileries créées; des vignes furent plantées. L’abbaye détenait à Bordeaux au XIVème siècle deux chais et pouvait y expédier, en franchise de droits et redevances, 300 barriques de vin. Elle envoyait des charrois vers la Méditerranée, en ramenait de l’huile et du sel. Ses possessions estimées à plus de 20000 hectares étaient réparties en 25 grands domaines appelés “granges” exploités par des convers. Elle détenait des biens immobiliers à Paris, Bordeaux et Toulouse et possédait une grande partie du port de Verdun sur Garonne.
Son action ne se limita pas seulement à l’accumulation de biens matériels. Elle fonda en 1281, sur ses possessions toulousaines, un collège destiné à l’enseignement de la théologie. Ce collège, baptisé “Collège Saint Bernard“, accueillit des étudiants jusqu’à la Révolution.
Elle fonda ou affilia de nouvelles abbayes : Fontfroide en 1144, Calers en 1147, Candeil et Santes Creus (Espagne) en 1150, Carthagène en 1273.
Elle accorda aussi des franchises ou libertés à plusieurs villages : Bouillac et Comberouger en bénéficièrent. Elle fonda de toutes pièces sur ses propres possessions deux villes : Beaumont en 1279 et Grenade en 1290. Ces deux villes de même importance devaient compter 5000 habitants chacune, à une époque où Montauban en comptait à peine 10000 et Toulouse 20000. Elles devinrent des lieux de marché et d’artisanat, des centres commerciaux importants, comme en témoignent encore les deux halles bâties sur leur place centrale.
Elle bénéficia de la protection particulière des Papes et de nombreux seigneurs. Nous signalerons Pierre, roi d’Aragon, en 1198; Raymond Roger, vicomte de Béziers, en 1203; Bernard, comte de Comminges, en 1208; Raymond VI, comte de Toulouse, en 1218; Philippe le Hardi, roi de France, en 1275; Richard, roi d’Angleterre, en 1302. D’autres choisirent de s’y retirer et voulurent y être ensevelis, tels Guillaume VI et VII, comtes de Montpellier.
Le déclin.
Le XIIIème siècle marqua l’apogée de la puissance et du rayonnement de Grandselve. Dès le XIVème siècle, son influence diminua. De nouveaux ordres religieux, appelés mendiants, avaient davantage la faveur des fidèles.
La guerre de Cent Ans vint troubler à plusieurs reprises la vie des moines. L’abbaye demeura toujours fidèle à la cause de la France, et ne cessa de s’opposer à la domination anglaise ce qui lui valut quelques représailles : les deux maisons situées à Bordeaux furent complètement ruinées. Les moines durent s’enfuir de l’abbaye et se réfugier, pour la plupart, à Grenade dans un édifice qui leur appartenait. Les bâtiments souffrirent, soit des incursions anglaises soit des ravages des grandes compagnies. Les revenus diminuèrent et les religieux eurent à peine de quoi subsister. Aussi le roi Jean le Bon les exempta momentanément de tout impôt.
Contrairement à sa voisine Belleperche, Grandselve ne souffrit pas des guerres de religion, sinon dans ses possessions. Certaines granges furent pillées et dévastées mais l’abbaye elle-même ne reçut aucun outrage. Cependant, par précaution, les reliquaires et autres objets précieux avaient été portés au collège Saint Bernard à Toulouse, où ils restèrent en sécurité jusqu’en 1662.
La guerre passée, Grandselve allait retrouver sa prospérité. Mais son patrimoine, source de revenus enviables, fut convoité par les princes de l’Eglise. Depuis 1476, le régime de la commende avait commencé à exercer ses ravages sur la prospérité du monastère. Ses religieux tentèrent sans succès de résister sur la mainmise du pouvoir séculier sur son administration et sur ses biens. Elle devint le prix de la faveur royale. Les moines, dépouillés de leurs revenus, au profit de l’abbé commendataire plus soucieux du temporel que de la qualité de la vie monastique, furent réduits, tantôt à une pension, tantôt à la jouissance d’une partie restreinte de leurs biens. L’abbé était tenu de pourvoir aux réparations des bâtiments ce dont il s’acquittait plus ou moins. En 1722 les biens et revenus de l’abbaye furent partagés en deux parties : la mense abbatiale et la mense conventuelle.
La Règle connut de nombreux adoucissements intervenus durant les XIVème et XVème siècles. Toutes les tentatives de réforme pour revenir à une vie plus conforme aux préceptes de Saint Bernard échouèrent. Le nombre des religieux chuta considérablement : ils n’étaient plus que 16 en 1790.
Puis, vint la Révolution qui porta un coup fatal à cette institution vieille de 675 ans
La disparition.
Dès les premiers jours d’août 1789, l’Assemblée supprima les droits seigneuriaux, et, le 2 novembre, les biens du clergé furent mis à la disposition de la nation. Le 27 novembre 1790, elle enjoignit aux ecclésiastiques de prêter serment de fidélité à la Constitution civile du clergé. Le 13 février 1791, elle interdit les vœux monastiques de l’un et de l’autre sexe, signant, du même coup, l’arrêt de mort des congrégations religieuses.
Le 7 mars 1790, Bertrand Jouglar, notaire et maire de Bouillac, et les membres du conseil général de la commune, s’opposèrent à la suppression de Grandselve, qui, si elle avait lieu “laisserait un vide irréparable dans la circulation locale, et dans les ressources immenses que tout le voisinage trouve dans la charité et la bienfaisance de ses religieux“. Ils ajoutèrent tenir à “la conservation de ce vaste et superbe monastère qui d’ailleurs contient une église magnifique par sa grandeur et ses décorations“. Ils adressèrent leur protestation au Comité Ecclésiastique de l’Assemblée Nationale. En vain, puisque le 14 mai 1790, ils durent procéder à l’inventaire du mobilier de l’abbaye, en exécution du décret du 26 mars 1790. L’abbaye n’était plus habitée que par dix religieux et quatre frères convers qui furent accusés d’avoir caché des objets précieux lors des investigations des officiers municipaux. Un nouvel inventaire, le 13 novembre 1790, ne put prouver le bien-fondé de l’accusation.
Le 13 février 1791, Brueys, un commissaire du district de Grenade, vint à Grandselve pour procéder à l’enlèvement des meubles. Les religieux s’y opposèrent en menaçant de sonner le tocsin, il dut repartir. Puis, au début de mars 1791, les religieux se séparèrent et abandonnèrent l’abbaye. Le district prit immédiatement possession des lieux et transféra les tableaux, meubles, archives et livres à Grenade.
Les transactions sur les terres, granges, moulins et autres biens fonciers occupèrent toute l’année 1791.
Le 21 août 1791, le monastère et deux métairies voisines furent vendus aux enchères comme bien national à Montané, juge de Paix à Grenade, pour la somme de 116000 livres. Le nouveau propriétaire ne tarda pas à revendre une partie de l’abbaye à deux autres compères. Tout le mobilier resté sur place : autels, stalles, grilles… fut alors revendu.
En 1793, les premiers bâtiments commencèrent à être démolis puis vendus : cloître, salle capitulaire, aile des moines,… En 1799, ils n’existaient déjà plus et “jonchaient le sol de leurs débris“. En 1796, le Directoire de la Haute-Garonne sembla s’émouvoir de cette dégradation et engagea des poursuites contre leurs auteurs. Peine perdue, car en 1803, l’église abbatiale succomba à son tour.
L’hôtellerie fut définitivement rasée peu après 1815. Elle servait, jusque là, d’habitation aux propriétaires des lieux.
Seule la porterie subsiste de nos jours et témoigne de la grandeur passée de Grandselve.